Syndrome du Canard : en quoi les RH ont un rôle clé à jouer pour prévenir le déclin des entreprises ?

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syndrome du canard en entreprise
Temps de lecture : 9 minutes

Pour la première édition du salon HR Technologies, nous avions invité Philippe Silberzahn, professeur de stratégie à l’emlyon business school, à parler de son sujet préféré : les canards. Plus exactement du Syndrome du Canard, un phénomène qui décrit des entreprises calmes et sereines en surface, mais qui s‘agitent frénétiquement sous le niveau de l’eau. 

La métaphore illustre la déconnexion entre les dirigeants, qui se réfugient dans des discours visionnaires où tout est merveilleux, et les équipes opérationnelles, aux prises avec la réalité du terrain. Et c’est précisément cette déconnexion qui, à terme, précipite le déclin des entreprises.

Mais, bonne nouvelle, tout n’est pas perdu. Selon Philippe Silberzahn la reconnexion est possible et les RH ont un rôle prépondérant dans l’opération

Nous en avons profité pour l’interviewer et décrypter ensemble ce phénomène. Des extraits de notre échange seront accessibles tout au long de l’article pour compléter la lecture, à commencer par ici : 

Sommaire de l'article

Syndrôme du canard : les symptômes du déclin

Pour mettre en œuvre cette reconnexion, encore faut-il être capable d’identifier le mal qu’elle est censée résoudre. Pour Philippe Silberzahn, la déconnexion mène les entreprises vers le déclin et ce dernier se matérialise à travers deux symptômes.

Passer à côté des attentes et bouleversements du marché

L’Histoire nous a montré à plusieurs reprises qu’il est impossible de prendre des décisions stratégiques efficaces quand on est éloigné de la réalité du terrain. C’est pourquoi, pendant la Première Guerre mondiale, Georges Clemenceau se déplaçait régulièrement au front pour se rendre compte du quotidien des poilus et tenter d’améliorer leur conditions de vie. 

A l’inverse, ce manque de connexion à la réalité du terrain a précipité la chute de Kodak. En 1976 Steve Sasson, ingénieur électronicien chez Kodak présente un prototype : un appareil photo qui capture des images pour les diffuser sur une télévision. Sceptique, le PDG de l’entreprise rétorque : « Pourquoi des gens voudraient-ils voir leurs photos sur la télé ? » Sans réponse de l’ingénieur, l’appareil est retourné dans les cartons. C’est ainsi que Kodak a failli inventer l’appareil photo numérique. L’entreprise a préféré se cantonner à la très lucrative commercialisation des pellicules photo, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour rétropédaler.

Ce récit nous rappelle que pour sentir les bouleversements sociétaux et les opportunités à saisir, il faut être à l’épicentre du phénomène : sur le terrain. L’instabilité du monde ou d’une époque, qu’il s’agisse d’une guerre ou d’une mutation profonde du marché du travail, requiert des décisions stratégiques qui reflètent une réalité opérationnelle. Sous peine de passer à côté des attentes du marché ou des collaborateurs. 

Tolérer la médiocrité et faire fuir les talents

Mais cette déconnexion n’a pas qu’un impact sur les prises de décisions stratégiques. Elle a aussi des conséquences sur les collaborateurs. Ces mauvaises décisions stratégiques se traduisent généralement par l’enchaînement d’une série de dysfonctionnements. Ils finissent par épuiser les collaborateurs même les plus performants. Soit les salariés finissent par se résigner et accepter une médiocrité devenue norme dans l’entreprise, ne prenant même plus la peine d’essayer de corriger les dysfonctionnements, soit ils s’en vont.  Un résultat dommageable surtout en plein contexte de  « guerre des talents ».

Malheureusement, cette médiocrité est une maladie auto-immune de l’entreprise. On pourrait croire qu’il s’agit d’un laisser-aller et qu’il suffirait d’augmenter le niveau d’exigence. Mais ce n’est pas si simple. Nous percevons, à tort, l’exigence comme un trait de caractère autoritaire à la limite de la tyrannie. Comme personne n’aime être considéré comme le méchant de l’histoire, cette perception erronée de l’exigence a poussé les entreprises dans une voie opposée, plus acceptable en collectivité mais beaucoup plus pernicieuse : la désormais galvaudée bienveillance. Ou plutôt l’excès de bienveillance.

C’est parce que nous avons une idée préconçue, c’est-à-dire un modèle mental, de l’exigence.

À l’origine du mal, le modèle mental

Ce sont précisément ces modèles mentaux qui façonnent, en bien ou en mal, nos rapports et attitudes en entreprise. D’après Philippe Silberzahn c’est l’enfermement dans un modèle mental qui crée la déconnexion.

Le modèle mental pour s’adapter à l’environnement

Le terme nous vient de la psychologie cognitive et décrit la manière dont les êtres humains schématisent intérieurement une réalité externe pour prendre une décision ou adapter leur comportement à leur environnement. Le postulat de départ de cet article est donc un exemple de modèle mental : celui de distinguer la stratégie et l’opérationnel en entreprise. 

C’est la raison pour laquelle vous prenez place sur une chaise côté public quand vous assistez à une conférence et que vous n’allez pas vous asseoir sur les genoux du conférencier. Votre cerveau a schématisé la manière dont se passe une conférence : il y a une personne qui prend la parole, des gens qui écoutent et si ce n’est pas vous qui prenez la parole, vous allez du côté des gens qui écoutent.

L’impact des modèles mentaux dans les entreprises

Mais ces modèles mentaux, aussi utiles soient-ils, peuvent être fatals pour les entreprises s’ils deviennent dogmatiques. Un mal moderne des entreprises est celui de la  « réunionite ». Si vous trouvez que vous faites plus de réunions qu’avant, ce n’est pas qu’un ressenti. Une étude menée par Asana en 2022 baptisée « L’anatomie du travail » révèle que 60% du temps de travail des Français est consacré au « work about work », dont les réunions font partie. Pour Philippe Silberzahn cette tendance est révélatrice d’un modèle mental : celui de la peur de l’échec et du partage des responsabilités en cas d’échec.

Reprenons l’exemple de Kodak qui était à deux doigts d’inventer l’appareil photo numérique. La réaction du PDG de l’époque était le symptôme d’un modèle mental : faire de la marge sur la vente des consommables et non sur la vente de matériel. Kodak refit donc la même erreur dans les années 1990. Il était impossible de nier que le numérique allait s’imposer. Kodak se lance alors dans la conception d’un graveur de CD et d’un appareil numérique… mais à cartouches.

Heureusement pour les entreprises, il existe une fonction aux premières loges pour identifier et contourner ces modèles mentaux et ainsi reconnecter les directions avec l’opérationnel.

Le rôle clé des RH dans la reconnexion

Étant garantes de l’élément humain au sein des entreprises, les fonctions RH sont les plus indiquées pour être les artisans de la reconnexion. Encore faut-il leur accorder la place stratégique qu’elles méritent.

Détecter et contourner les modèles mentaux

Selon Philippe Silberzahn, c’est aux RH qu’il incombe de traiter le mal à la source. Comment ? En s’attaquant aux modèles mentaux présents dans l’entreprise. Pas en les éradiquant, parce qu’ils nous sont indispensables, mais en apprenant à les identifier pour les exposer en cas de dérives. Pour y parvenir, les fonctions RH disposent de 3 leviers principaux :  

  • Avoir conscience des modèles mentaux présents : prendre le réflexe de trouver le modèle mental qui se cache derrière chaque dysfonctionnement dans l’entreprise pour en traiter la cause. 
  • Favoriser une culture de l’exposition des modèles mentaux : normaliser des discussions ouvertes avec les intéressés quand leurs modèles mentaux impactent le bon fonctionnement de l’entreprise. 
  • Développer ces compétences chez les managers : mettre en place une sensibilisation (ou un plan de formation si vous pouvez vous le permettre) pour faire des deux leviers précédents des compétences managériales.

C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, mais ces leviers répondent tous d’une même logique : traiter la cause et non les symptômes.

Traiter la cause, pas le thermomètre

On ne lutte pas contre la « réunionite » en limitant le temps des réunions à 30 minutes. Les collaborateurs finiront par faire 3 réunions de 30 minutes au lieu d’une réunion d’une heure et demie. De même pour la fuite des talents. Chercher à garder les talents à tout prix sans adresser la cause de leur départ, c’est comme appliquer un pansement sur une plaie ouverte. Vous investirez en temps et en argent sur de la QVT, des augmentations de salaires ou encore des primes pour garder des collaborateurs. Lesquels demeureront toujours profondément malheureux dans votre entreprise. Vous ne ferez que retarder l’inévitable.   

Reconnecter les dirigeants à l’opérationnel, c’est comme soigner une maladie. Il ne suffit pas de casser le thermomètre pour prétendre qu’il n’y a pas de problème. Il faut traiter la cause de la maladie. 

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